L'homme, esclave de son intelligence?
La psychologie… Qui n’est pas ne serait-ce qu’un tout petit peu intrigué par ce domaine? Les explications et les interprétations du fonctionnement de notre psychisme, de notre esprit ou de notre cerveau (bref, appelez cela comme vous voulez!) semblent gagner fortement en popularité. Personnellement, parmi tout le vocabulaire qui nous permet de comprendre et de discuter du psychisme humain, je crois qu’il n’y a pas d’opposition plus commune et plus ancienne que l’opposition Raison / Passion… et ce malgré l’aspect très « non-scientifique » de ces termes.

D’une certaine manière, on emploie tous cette opposition lorsqu’il nous arrive d’avoir une pensée semblable à : « J’aurais vraiment envie d’effectuer telle action, mais ma raison me dit que je ne devrais pas » ou, à l’inverse, « Je n’ai tellement pas envie d’effectuer telle action, mais ma raison me dit que je dois le faire ». La pensée que vous avez ou la parole que vous énoncez n’utilise pas nécessairement ces termes (vous employez peut-être "coeur" au lieu de "passion" ou bien "tête" au lieu de "raison", ou bien quoi que ce soit d'autre), mais vous comprenez tous très bien ce à quoi je fais référence : nous pouvons tous rapporter ce type de phrase à des expériences personnelles.

Ce que je trouve curieux dans cette opposition, c’est la supériorité que l’on accorde naturellement à la Raison et donc à notre intelligence. En effet, dans notre paradigme moral, nos passions sont la « source du mal » et, pour faire un geste « moralement bon », nous ne devons pas céder à leur tentation mais plutôt les « contrôler » et s’en rendre maître : c’est alors seulement que nous pourrons devenir « matures », « sages » et « maîtres de nous-même ». Historiquement, nous devons probablement cette conception à notre tradition morale chrétienne. Hé oui! Même si vous vous considérez athées, vous êtes probablement un peu catholiques du point vue moral, et ce malgré vous! D’ailleurs, dans l’évangile de Jean, le péché est justement décris comme « une faute contre la raison », ce qui me semble justement idéaliser la Raison par rapport aux Passions. Mais bon, cette hypothèse historique n'est belle et bien qu'une simple hypothèse et ne constitue pas le sujet que je souhaite aborder ici.


Bref, quoi qu'il en soit, lorsque nous parvenons à contrôler nos Passions et à « prendre le dessus » sur elles (l’expression est d’ailleurs très révélatrice) grâce à notre Raison, nous avons le sentiment d’avoir effectué un choix « moralement bon ». Exemple? « J’avais le goût de lui crier toutes les insultes par la tête et de lui dire ce que je pensais réellement de lui! Mais heureusement, j’ai été capable de me retenir : rien de bon ne serait sorti de cette pulsion d'agressivité de toute façon ». Bravo champion! Mais… rien de bon? Est-ce si certain? Cette conclusion va-t-elle réellement de soi? Et si cette action avait permise à la personne visée une remise en question bénéfique qui ne se produira malheureusement pas? Et si elle avait procuré à la personne qui s’est exprimée une source non seulement de soulagement, mais aussi de fierté personnelle puisqu’elle demandait un certain courage? L’expression « esclave de nos passions » nous est commune, mais serait-ce possible qu’il ne s’agisse là en fait que d’une question de point de vue, et non pas d’un absolu? Laissez-moi vous montrer en quoi nous pouvons aussi très bien être « esclaves de notre raison »!


Je n’expliquerai pas le phénomène dans le détail : ce serait plutôt long et pénible et je risquerais de tomber dans le même piège que nos amis les philosophes allemands. Pour faire un résumé, je dirai simplement que ce que nous appelons notre Raison (ou notre intelligence) prétend savoir ce qui est « le mieux pour nous » et finit par nous le prescrire. Or, cette prétention peut très facilement s’avérer mensongère : après tout, « le mieux pour nous » est une notion particulièrement relative et particulièrement… imprévisible. Tenez : disons que je suis déraisonnable et que lors d’une soirée, je décide d’aller dans un lieu interdit aux civiles et de manière illégale en plus. Oups! Je me fait prendre par les autorités et je dois payer une amende. Quel idiot j’ai fait! Ma raison aurait facilement pu prévoir cette conséquence, me prescrire ce qui aurait été « le mieux pour moi » et m’éviter cette amende. Mais supposons que pendant cette péripétie, j’ai rencontré une femme qui apparemment a eu la même idée que moi en même temps que moi. J’ai alors développé des affinités avec elle et, plus tard, cette femme est devenue la « femme de ma vie » : ça, la Raison n’aurait pu aucunement le prévoir. Et si, au bout du compte, cette action libérée des prescriptions de la Raison avait été « le mieux pour moi »?

Tenez, second exemple. Plus tard, je tente une acrobatie particulièrement dangereuse en toute connaissance des dangers et je me casse un bras en tombant. Je l’ai bien cherché : la Raison aurait pu le prévoir ça aussi! Mais la nouvelle se répand et grâce à cela, je renoue avec des amitiés oubliées depuis un bon moment, ce qui me rappelle à quel point je suis apprécié et m’amène un bonheur personnel lorsque j’en avais besoin, alors que je n’aurais peut-être pas pu l’obtenir autrement. Abusons un peu l’idée : en bonus, il semblerait que mon « voisin d’hôpital » possède une maison d’édition musicale alors que je possède un groupe de musique… Ça non plus, la Raison n’aurait pas pu le prévoir. Et si c’était encore une fois le choix « déraisonnable » qui s’était avéré « le mieux pour moi »? Je n’essaie pas ici de dire que ne pas écouter sa raison est toujours le meilleur choix, mais plutôt que la Raison a la prétention, selon moi erronée, de connaître ce qui est « le mieux pour nous » et donc de nous le prescrire alors qu’elle est en réalité incapable de prévoir la totalité des enchaînements causales des évènements qui nous arrive. Dès que l’on prend conscience de cela, la percevoir comme supérieure aux passions est illusoire.

D'ailleurs, dans plusieurs cas, « le mieux pour nous » tel que prescrit par notre raison signifie « éviter le plus de problèmes possibles ». Cela apparaît normal : qui voudrait des problèmes? Mais d'un autre point de vue (car il s'agit bien ici d'une question de point de vue), cela signifie souvent du même coup « affronter le moins d’épreuves possible », ce qui n’est pas nécessairement « le mieux pour nous » dans une perspective globale d’amélioration constante de soi. Prenons un « cas de coeur » très concret : celui d’une femme qui vient de terminer une relation avec son copain sans qu'il ne s'agisse entièrement de sa propre décision. Motivée par l'espoir de faire revivre cette relation, elle souhaite retourner voir l’homme en question pour qu'il remette sa décision en question. Mais sa raison lui prescrit de ne pas agir ainsi en se basant sur une réflexion semblable :

1) Je souhaite revoir mon ex-copain principalement parce que j’espère avoir une chance de recommencer une relation avec lui.
2) Or, il a déjà très clairement une autre femme en tête et m’a expliqué plusieurs fois qu'il était définitivement passé à autre chose.
3) Donc, mon espoir est vain et le fait de persister ne fera que confirmer l'impossibilité de la réalisation de mon espoir, ce qui causera probablement une peine encore plus intense que celle que je vis en ce moment.


Bien que nous soyons loin d'un syllogisme rigoureux et loin des termes exactes que cette femme emploierait, c'est tout de même sur une forme semblable que se développerait son raisonnement. Oui, la conclusion pourrait facilement s'avérer exacte : il est en effet vrai (car c’est bien le résultat lié à la vérité qui nous importe lorsque nous faisons usage de notre Raison) que cette femme risque fortement de se faire du mal en agissant ainsi. Mais sans conclusion définitive, sans coup final, l'histoire de la femme avec son ex-copain pourrait très bien laisser des traces négatives sur sa vie émotive, qui sait? Peut-être qu’en écoutant ses passions et en retournant voir l'homme en question, elle pourrait réaliser avec plus de plénitude que son histoire avec lui est terminée? Peut-être ne sera-t-elle plus rongée intérieurement par le doute? Peut-être sera-t-elle plus en mesure, pour une prochaine fois, de détecter la fin officielle d'une relation, ou du moins de mieux l’assumer, voire même de l'éviter? Ou peut-être même qu’un malentendu important sera réglé? Une foule de conséquences positives hypothétiques est possible.

Bref, bien que la Raison puisse nous indiquer la présence d’un éventuel mal et la manière dont nous pouvons l'éviter, rien n’empêche qu’il pourrait en réalité être souhaitable de le vivre. À ce « mal » peut en effet être attaché un défi permettant une amélioration de soi ainsi que des conséquences positives (évènements) que la Raison aurait été incapable de prévoir.

Le paradoxe de ce point de vue? Si vous décidez avec votre Raison de céder à vos Passions, vous n’écoutez plus vraiment vos Passions, mais votre Raison! La morale de ce paradoxe? Même s'il me semble qu'on valorise parfois un peu trop la rationalité, agir sans réfléchir de temps en temps est selon moi loin d’être condamnable : en fait, dans certaines situations où la Raison ne peut clairement pas tout éclairér j'oserais dire que c’est même plutôt souhaitable.

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