Réflexion sur le mouvement des indignés : changer notre perspective sur les inégalités
Le cas des indignés

Voilà, nous y sommes : il y a trois jours, les indignés de Québec sont devenus les expulsés de Québec.

Le mouvement s’éteindra-t-il pour autant? Parions que non. Après tout, les raisons qui motivent les indignés, elles, n’ont certainement pas été expulsées avec eux. Ceux qui souhaitent continuer le combat devront se creuser les méninges et trouver une manière plus créative s’ils veulent accomplir leurs objectifs, ou du moins un autre lieu. Mais d’ailleurs… quel est ce combat, quels sont ces objectifs et comment peut-on les atteindre? Le manque de clarté et d’uniformité quant aux revendications et aux moyens d’action de ce mouvement a beaucoup nui à la popularité des indignés. En effet, si plusieurs citoyens sont en accord avec l’idée générale pour laquelle ces personnes s’indignent, d’autres ont plutôt tendance à les percevoir comme d’éternels insatisfaits et à porter leur attention sur leur inaction. Enfin, si on peut se permettre d'avancer que leur mouvement, leur occupation, leur omniprésence dans les médias ainsi que dans l’opinion publique résultent de l’inaction… Reste qu'il est facile de comprendre en quoi le mouvement d'occupation est souvent perçu d’avantage comme un lieu de plainte que comme un véritable projet.

La position qui prône l’acceptation passive de la réalité politique et économique actuelle et qui condamne l’insatisfaction constante des citoyens a quelque chose de charmante, elle s'apparente à une « sagesse stoïcienne ». Vous savez, le « Et oui, c’est comme ça que ça fonctionne! Il faut apprendre à vivre avec! ». Mais en fait, cette position a quelque chose… « d’antihistorique ». En effet, accepter la réalité politique et économique en tant qu’état stable qu'on ne peut changer, ce n’est pas vraiment accepter la réalité politique et économique puisque, au fond, cette réalité est inévitablement changeante. Parlez-en aux aînés! Accepter la réalité politique et économique, ce doit aussi être accepter la possibilité que cette réalité puisse changer, même radicalement. Mais on doit donner à ces aspirants stoïciens qu’il peut y avoir quelque chose d’agaçant dans l’insatisfaction constante des citoyens et quelque chose de sage à changer sa perception de la réalité politique et économique pour mieux l’accepter… Ça devient complexe! Quel critère peut-on utiliser pour qualifier une insatisfaction de légitime ou d’illégitime?

L’insatisfaction négative et l’insatisfaction positive

Il n’y a évidemment pas de solution magique (la magie, ici, c'est l'objectivité) pour évaluer la légitimité ou l’illégitimité d’une insatisfaction, mais il y a toutefois un outil qui peut s’avérer intéressant. Mes expériences sociales m’ont permis de distinguer deux types d’adhésion à des causes ou à des mouvements : l’une est le résultat d’un écœurement profond de certains phénomènes, d’une négation de ce qui est en place, et l’autre le résultat d’une affirmation consciente de valeurs et de projets devants lesquels ces mêmes phénomènes représentent un obstacle. La nuance est très subtile, je vous l’accorde.

Prenons l’exemple d’un clivage entre le gouvernement et des manifestants. Dans l’opinion publique, certaines personnes sont pour les manifestant d’abord et avant tout parce qu’ils sont contre cette entité hypocrite, corrompue, avare et insouciante qu’est le gouvernement. À l’inverse, d’autres sont pour le gouvernement simplement parce qu’ils sont contre ces éternels insatisfaits et ces éléments perturbateurs et lâches que sont les manifestants. De ces deux cas « d’adhésion négative » ne résulte habituellement rien de concret, car aucun projet ne demande à être affirmé : il y a seulement une haine (ou une ignorance) qui demande à être exprimée. Il suffit d’écouter ce que l’on nomme « radio poubelle » pour comprendre en quoi consiste ce phénomène... À l’inverse les personnes qui adhèrent à une cause parce qu’elles défendent des valeurs et parce qu’elles ont des projets prennent les devants, agissent, ou alors discutent dans une perspective constructive. Ce type d’individus existe dans le mouvement des indignés, mais chaque mouvement contient les deux types d’adhérent.

Où vais-je avec cette distinction abstraite et, je vous l’accorde, qui n’est pas sans failles théoriques? Habituellement, il existe un indice pour distinguer ces deux types d’adhérent : les négateurs veulent avant tout retirer quelque chose à autrui alors que les « affirmateurs » veulent avant donner quelque chose à autrui. Et c’est là que ça se gâte…

La légitimité des inégalités

Malgré la diversité des critiques adressées aux systèmes politiques et économiques actuels, il y en a une qui sort du lot, une avec laquelle la majorité des citoyens sont en accord : l’accroissement de l’importance des inégalités. Et, évidemment, fidèle à moi-même, c’est à cette critique de la société que je m’attaque, ou plutôt c’est par rapport à elle que je souhaite suggérer un changement de perspective. Après tout, un des seuls buts clairs et avoués des indignés n’est-il pas précisément d’encourager la réflexion et la discussion sur la situation socio-économique actuelle? Et bien voilà…

Il va être difficile de partager cette perspective sans attiser les « opinions automatiques » à ce sujet, mais... l’importance des inégalités n’est pas le véritable problème de la société actuelle. Certes, elle est frappante : il y a quelque chose d’inévitablement choquant à constater qu’un individu possède plusieurs voitures de collection, une énorme baraque, qu’il mange de la nourriture luxueuse à tous les jours alors qu’un autre, à côté, dans la rue, dort sur un banc et demande un minimum pour se nourrir. Le gouffre entre les deux nous fait mal. C’est pour cette raison que le cri de guerre (ou de paix) des indignés (et de la majorité de la population) s’adresse au « 1% », aux riches : c’est parce que leurs possessions sont tellement démesurées qu’elles suffiraient à régler les problèmes de pauvreté. Ce point de vue se limite toutefois à l’économie et à un calcul mathématique. Un calcul qui détient une part de vérité, mais qui en omet une autre. La tâche que je vous propose, c'est d'aller au-delà de l'émerveillement de Pythagore et de Galilée et de comprendre en quoi le monde est plus que mathématique.

La santé et la richesse : justice et injustice

Présentons maintenant une analogie qui va inévitablement heurter votre sens de la logique, mais une logique qui - aussi étrange que cela puisse apparaître - est relative. Je dirais que le sentiment d’injustice que nous vivons lorsque nous songeons à l’inégalité flagrante entre le riche et le pauvre est environ de même nature que le sentiment d’injustice que nous vivons lorsque nous songeons à l’inégalité entre l’homme parfaitement en santé et l’homme gravement handicapé. Jusque-là, puisqu'il ne s'agit que de sentiment, ça va. Dans le second cas, notre soucis doit-il être de retirer la santé à l’homme saint ou de donner le plus de support possible à l’homme handicapé? Bien sûr, il paraîtrait étrange de vouloir retirer la santé à l’homme saint, car le problème de la situation n'est pas sa santé à lui. En plus, qu'a-t-il fait pour mériter ce vol? ...Stop! À présent, l’analogie ne tient plus, n'est-ce pas? Vous n’êtes pas dupe, vous vous dîtes que l’argent est un bien indépendant du corps et transférable, ce qui n’est pas le cas avec la santé! Ça n’a rien à voir : dans le cas du riche et du pauvre, le transfert d’argent de l’un à l’autre peut s’avérer une solution réelle! Vous avez raison… mais pas entièrement.

L’identité socio-économique

Premièrement, le problème concret, celui qui doit nous préoccuper, ce n’est pas que les riches deviennent encore plus riches, mais bien qu’il y a des pauvres (...qui ne deviennent d'ailleurs pas « encore plus pauvre »). Il est vrai que l’écart est frappant. Il est vrai que l’argent est indépendant du corps et qu’il peut être transféré. Mais il est toutefois aussi vrai que chaque individu possède une identité socio-économique qui constitue une unité presque aussi solide qu’un corps. Par exemple, l’inégalité qui existe entre le « 1% » et vous, qui lisez cet article sur Internet à partir d’un ordinateur relativement récent, doit être proportionnellement semblable à l’inégalité qui existe entre vous et le mendiant que vous croisez dans la rue. Or, lorsque vous allez rejoindre un ami pour souper avec lui et que vous croisez ce mendiant, décidez-vous de lui donner votre 20$ puis d’appeler votre ami pour annuler le souper? Bien sûr que non!

Pourtant, ce mendiant a bien plus besoin de cet argent que vous, qui pourriez simplement vous nourrir au riz ou organiser un repas chez vous. Vous ne lui donnez pas cet argent non pas parce que vous êtes sans cœur, mais parce que vous avez une identité socio-économique qui implique un loyer, des frais de télécommunication, des achats, des habitudes, des activités sociales, etc. Peut-être vous dîtes-vous que « de toute façon, il le dépenserait mal »? Belle manière de justifier son « choix », mais vous n'en avez en fait aucune idée. Certes, ce mendiant n’a sans doute pas la même perception de l’argent que vous et ne l’utiliserait pas de la même manière, précisément parce qu’il n’a pas la même identité socio-économique que vous.

Or, ce à quoi votre identité socio-économique vous donne accès - même si cela pourrait facilement être considéré comme un luxe dans plusieurs régions du globe -, vous y tenez. Voilà pourquoi si le gouvernement décidait d’augmenter les taxes de 4%, même si l’objectif était d’augmenter l’accès aux services publiques, vous seriez mécontents. Enfin, ce serait la vraie raison : après, vous pouvez vous faire croire ce que vous voulez… Il en est de même pour les personnes les plus riches, qui n’ont pas la même perception de l’argent et qui n’en ont pas le même usage. Une partie de texas poker dans laquelle le « small blind » dépasse le contenu de votre compte en banque, c'est un peu hallucinant comme phénomène. Voilà ce qu’il faut comprendre : le cri des indignés ne s’adresse pas vraiment aux 1%, mais à un système que personne ne semble avoir délibérément mis en place et auquel tout le monde participe.

Conclusion : l'inégalité n'est pas un mal

L’idée n’est pas d’affirmer que de prendre de l’argent aux plus riches pour en donner aux plus pauvres ne peut pas constituer une solution intéressante au problème de la pauvreté, mais que nous devrions mettre des limites à l’indignation devant les inégalités. L’égalité est une fiction : il y aura toujours des personnes qui auront comme objectif d’avoir encore et encore plus d’argent et de possessions, des manières plus faciles que d’autres d’y parvenir, des conditions plus gagnantes et de plus heureux hasards sur leur chemin. Et, surtout, il y aura toujours des personnes dont l’ambition est autre qu’économique, autre qu'une telle accumulation. Par rapport à ces personnes, que le riche soit simplement riche, super riche ou extra riche, cela importe peu. Bref, non seulement l’égalité est une fiction, mais surtout, l’inégalité n’est pas un mal! Ce qui importe, c’est que tout le monde puisse avoir accès à de bonnes conditions de base: c’est seulement ici que les concepts d’égalité ou d’inégalité sont pertinents.

Morale de l’histoire (car il faut toujours une morale pour rendre la chose intéressante) : Réduisez votre haine, que ce soit envers les indignés ou les riches, et vous participerez ainsi davantage à la solution qu’au problème!