L'utilité d'une formation inutile
« À quoi cela me servira-t-il? » : Qui ne s’est jamais posé cette question dans un contexte scolaire à propos d’une matière précise? Peut-être ne vous l’êtes-vous jamais posée, mais l’aspirant graphiste qui ne passait pas ses cours de physique, lui, se l’ait sans doute déjà posée! Tout comme l’aspirant médecin qui ne passait pas ses cours de géographie et l’aspirant informaticien qui ne passait pas ses cours de français… ou encore n’importe quelle autre personne qui passe tous ses cours mais qui remet malgré tout en question leur contribution à son futur personnel. Dans plusieurs cas, ce type de questionnement se produit et s'exprime surtout à l’adolescence. Mais au fond, ce questionnement disparaît-il nécessairement avec l’âge? Dans un contexte où les études peuvent difficilement être pensées sans le marché du travail, l’idée d’une « formation générale » n’invite-t-elle pas automatiquement la remise en question de sa pertinence? Ceux et celles qui ont choisis (ou qui se sont vus forcés) de se passer d’études peuvent facilement considérer celles-ci inutiles s’ils gagnent suffisamment bien leur vie. Même ceux et celles qui ont terminé des études avancées peuvent facilement jeter un regard rétrospectif et critiquer à quel point la majorité de leurs cours était « inutile » par rapport au métier concret qu’ils exercent. « Utilité » et « inutilité »… Lorsque l’éducation est pensée en ces termes, la pertinence d’une formation générale est discutable et une question étrangement paradoxale surgie : « Quelle est l’utilité des cours inutiles? ». Mais pourquoi tendons-nous à penser l’éducation en ces termes? Est-il possible de penser l’éducation d’une autre manière, non pas uniquement pour la justifier telle qu’elle est, mais potentiellement pour la comprendre et l’améliorer?

L’éducation étant habituellement obligatoire jusqu’à 16 ans, il s’agit d’un phénomène de société qui rejoint, il me semble, l’expérience de la majorité des citoyens. Mais sans nécessairement se limiter au contexte scolaire, en fonction de quel critère effectuons-nous une classification utile/inutile, productif/non-productif de nos actes et de nos choix? C’est bien évidement fonction d’une fin, d’un objectif que nous nous fixons. C’est parce que je dois faire du rangement que regarder la télévision est inutile et c’est parce que je dois faire un travail de recherche qu’aller prendre un verre avec des amis est inutile. Mais regarder la télévision peut devenir utile si mon objectif est de relaxer ou de ne pas manquer une émission dont le sujet m’intéresse particulièrement, tout comme aller prendre un verre avec des amis peut aussi être utile si j’ai envie de socialiser et de me changer les idées. L’action est donc utile ou inutile non pas en elle-même, mais uniquement en fonction d’un objectif que l’on se fixe, parfois plus ou moins consciemment. Mais ces petits objectifs quotidiens et changeants me semblent subordonnés à un but plus élevé, plus général, qui lui est susceptible de nous éclairer sur la manière dont nous percevons l’éducation : « réussir sa vie ». Ouf, un peu vague et abstrait, n’est-ce pas? Pourtant, qui ne veut pas « réussir sa vie »? N’est-ce pas en fonction de cet objectif plus ou moins clairement formulé et plus ou moins conscient que nous effectuons nos grands choix, parfois sans même y penser? Chose certaine, c’est clairement notre conception d’une vie réussie qui nous incite à penser l’éducation en termes d’utilité ou d’inutilité.

Car au fond, quelle est la conception commune et répandue d’une vie réussie? Qui allez-vous me pointer du doigt en disant « Lui, il a vraiment réussi sa vie »? Ici, je suis peut-être prévisible, mais comprenez que l’idée de cet article n’est pas de tomber dans un cynisme profond et superficiel qui combat notre « société moderne de consommation »! Loin de moi ce cliché! Toutefois, pour poursuivre cette réflexion, nous devons admettre en toute honnêteté que si vous souhaitiez répondre à cette question, il y a beaucoup plus de chances que vous me pointeriez du doigt quelqu’un qui a une villa ou une énorme maison que quelqu’un qui a un petit appartement miteux. Quelqu’un qui a le statut de propriétaire, d’entrepreneur ou de patron, que celui de simple employé. Quelqu’un de connu dans le public que quelqu’un d’inconnu. Quelqu’un possédant un travail respecté en société, comme médecin, avocat, politicien (malgré tout ce que l’on dit…), enseignant, architecte, que quelqu’un occupant un emploi considéré plus banal, comme commis, caissier, homme d’entretien, chauffeur de camion ou de taxi, etc. Ce jugement peut paraître arbitraire aux yeux de certains, justifié aux yeux des autres, mais il s’agit bel et bien de notre jugement-réflexe et celui-ci s’effectue assez clairement en fonction d’un critère lié à l’emploi et au salaire. Mais si l’utilité d’une formation est pensée en fonction du but qu’est la réussite d’une vie et que cette réussite est communément conçue en fonction du salaire et à l’emploi, comment justifier l’idée d’une formation générale? Des cours qui ne servent ni à l’emploi ni à « la vie » peuvent-ils être considérés « utiles »? Cette question n’est pas si simple. Pourtant, vous serez d’accord que quelque chose cloche intuitivement dans l’idée de ne fournir aucune formation générale mais uniquement une formation spécialisée et ce, directement dès le primaire par exemple. Nous sommes d’accord pour avancer que les enfants doivent bénéficier d’une formation générale jusqu’à un certain âge. Mais jusqu’à quel âge? Et… pour quelles raisons au juste? En fonction de quelle conception d’une « vie réussie »? Par habitude peut-être. Mais certainement pas en fonction de la conception qui nous incite à pointer du doigt les individus des exemples précédents!

Même si nous nous laissons tous guider plus ou moins consciemment par une conception d’une « vie réussie » basée sur les possessions, l’emploi, le pouvoir et la popularité, nous sommes tous conscients des pièges qu’elle implique lorsque nous y réfléchissons le moindrement. C’est par exemple une évidence qu’un homme puisse réussir sa vie selon la conception commune présentée plus tôt et l’avoir échouée de son propre point de vue, tout comme l’inverse est aussi possible. Mais il n’est même pas nécessaire d’y réfléchir : on peut aussi simplement vivre et sentir ces pièges. Car c’est aussi une évidence que si un homme vous impressionne de l’extérieur par sa richesse et sa popularité puis qu’en le rencontrant, vous découvrez qu’il est malhonnête, lâche et particulièrement jaloux, automatiquement, sa vie ne vous semblera pas aussi réussie, et ce sans la moindre réflexion. Soit dit en passant, je n’avance pas que la richesse et la popularité excluent une personnalité respectable, heureuse et « réussie », loin de là : mais nous devons garder à l’esprit que cela est bel et bien possible.

Quand nous parlons de ce type de « vie réussie », nous concevons notre vie comme une sorte de film ou d’histoire, c’est-à-dire comme un enchainement d’évènements et d’accomplissements observables et distinguables qui méritent d’être jugés plus ou moins bons et impressionnants. « J’ai voyagé sur 5 continents, j’ai créé ma compagnie, elle a fait faillite, je m’en suis créée une autre et elle a réussi, je me suis procuré une belle maison, je suis passé dans les journaux 2 fois, j’ai eu 3 femmes qui m’ont aimé, j’ai publié un livre apprécié des critiques, je me suis même procuré un yacht… Bilan? J’ai réussi ma vie! ». Le premier piège de cette conception est que, puisque certains évènements n’ont de sens que lorsqu’un autre évènement se produit plus tard (l’échec d’une première compagnie – la compréhension des erreurs liées à l’échec – la réussite d’une seconde compagnie), il est difficile de faire un bilan complet de notre vie et donc de la qualifier de réussite ou d’échec… avant qu’elle ne soit terminée. Ce qui, avouons-le, est plus ou moins pratique et logique. Sans vouloir me lancer trop profondément dans une hypothèse de justification historico-culturelle, il est possible que cette manière de concevoir et de penser nos vies (réussite / non-réussite) provienne d’un héritage chrétien profondément ancré dans les racines de notre mentalité. L’athéisme n’élimine pas d’un seul coup toutes les influences historiques : le monde a tout de même été chrétien pendant extrêmement longtemps! Ce pourrait être pour cette raison que nous aurions tendance à penser notre vie en terme de bilan qui peut être jugé, qui « passe » ou qui ne « passe pas », un jugement qui nous faisait traditionnellement mériter le paradis ou l’enfer. Si cette manière de penser nos vies est profondément ancrée en nous, elle s’est clairement vidée de son sens religieux. Mais il n’est pas impossible qu’elle ait été « remplie » par un nouveau sens, cette fois-ci donnée par ce que nous pourrions appeler « l’économisme ». Par l’intermédiaire des médias, cet « économisme » définit stratégiquement la « vie réussie » non plus principalement par l’absence du péché comme le faisait le christianisme, mais par l’acquisition de biens, nous incitant ainsi à faire fonctionner l’économie. Ainsi est possiblement née la conception commune d’une « vie réussie ».


Mais si cette conception d’une « vie réussie » comme un enchaînement d’évènements est piégée et erronée… que nous reste-t-il? Nous pouvons aussi concevoir la « vie réussie » comme la saisie et la recherche permanente des occasions de développer certains traits de caractère, certains sentiments, certaines valeurs et surtout certaines capacités et certains talents. Bref, sans vouloir tomber dans une distinction trop simple, il nous reste la possibilité de penser la « vie réussie » non pas en fonction de ce que l’on acquiert et de ce qu’on accomplit, mais en fonction de ce que l’on devient. Cette idée peut rappeler le concept de « vertu » chez les anciens Grecs, un concept auquel ils accordaient énormément d’importance et qui, justement, pouvait à lui seul servir de critère pour évaluer la « réussite » d’une vie (notons d’ailleurs qu’à cette époque, le monde n’était pas encore chrétien). Se dépasser, se développer, autant physiquement, qu’émotionnellement, qu’intellectuellement, et ainsi toujours attirer non seulement le respect des autres, mais aussi le respect de soi : voilà une « vie réussie ». Le problème est que cette « vertu » n’est pas observable, me direz-vous peut-être? De base, la réussite d’une vie étant avant tout un sentiment humain, elle n’a pas à l’être. Et de plus, d’une certaine manière, c’est faux : lorsque nous entrons en contact avec une autre personne directement et non pas uniquement par l’intermédiaire de sa réputation ou de ses acquisitions, au fond de nous, nous le savons, nous sentons sa réussite ou son échec.

Bien que la conception commune et réflexe d’une « vie réussie » ne justifie aucunement l’idée d’une formation scolaire générale, la seconde conception que je vous ai présentée peut facilement prendre en charge cette justification et elle est, à mon avis, davantage fidèle au vécu humain. La formation générale permet d’initier les individus à des épreuves de diverses natures, à découvrir de nouveaux horizons, à faire des compromis, à développer l‘autonomie, à réaliser leurs talents et leurs défauts, à exploiter des potentiels qui ne l’auraient peut-être jamais été autrement. Elle permet aussi de développer une certaine culture qui alimente la réflexion et par le fait-même la discussion, chose qui peut faire toute la différence entre une personne « intéressante » et « inintéressante », une qualification directement liée à l’estime des autres et à l’estime de soi. L’idée n’est pas d’avancer que seul un contexte scolaire peut développer ces qualités, mais d’avancer qu’il est très susceptible de le faire. Bien sûr, la formation générale peut être exigeante, voire décourageante. Mais il y a un prix à payer pour « réussir sa vie » selon la conception que je vous ai présentée et que je privilégie, et ce prix n’est calculé ni en dollar, ni en euros, ni en livres : il est calculé en efforts, en persévérance et en courage.