Entre ce que vous croyez vouloir et ce que vous voulez
Les opinions que l’on entend couramment sur les sujets d’actualité ou sur les questions d’intérêt public (l’éducation, la politique, l’économie, le divertissement, la morale, la loi, la famille, la santé, etc.) semblent souvent émerger assez intuitivement des individus. Pour expliquer ce phénomène, nous pourrions avancer que, le plus souvent, nos opinions ne sont que le reflet de l’environnement social dans lequel nous avons grandit et ne passent que très rarement par un processus de construction conscient et autonome. Il est vrai que le milieu joue un rôle énorme sur nos opinions, et ce même si nous sommes tous rendus maîtres dans l’art de nous faire croire le contraire (c’est mon opinion à moi! …Une influence? C’est quoi ça?). Mais bon, je vais être honnête dès le départ : lorsqu’il est question de nos opinions, il est impossible de distinguer rigoureusement « ce qui dépend de nous » de « ce qui dépend de notre environnement ». Après tout, les individus ne se distinguent pas radicalement de leurs environnements sociaux : un « cercle social » n’est pas une entité indépendante de ceux et celles qui le composent! Il est donc difficile de distinguer une opinion « automatique » d’une opinion « autonome ».

Malgré cette difficulté, souvent, chaque individu semble trouver que la validité de son opinion est « évidente », et ce par réflexe : c'est dans ces cas que nous pourrions être tentés de parler d’opinions « automatiques ». Pourtant, dans le cas des questions qui portent à controverse (avortement, privatisation du système de santé, réforme scolaire, longueur des peines en prison, accommodements raisonnables, interventions internationales, etc.), soit celles qui sont habituellement débattues, il y a d’importantes disparités dans les opinions et la notion « d’évidence » ne devrait pas vraiment s’appliquer. L’opinion des individus à propos de ces questions est généralement « déjà-là » et les informations ne sont cherchées que par la suite pour approuver ou justifier cette opinion. Évidemment, la recherche s’effectue alors dans cette optique et risque de négliger certains aspects de la question. Il est rare que, lorsqu’on questionne un individu sur un sujet controversé, celui-ci admette « ne pas y avoir pensé ». Selon cette approche, une opinion que l'on pourrait qualifier « d'autonome » naîtrait qu'après une réflexion ou une recherche d’informations et non pas avant. Notez au passage que je m’inclus à « ces individus » : je n’adhère pas à la tendance malheureusement trop présente d’analyser ou de juger « les gens » et de s’en distinguer! Mais où je veux en venir avec toutes ces histoires d’opinions?

Qu’aucune personne (aussi intelligente se considère-t-elle…) n’est à l’abri des « opinions réflexes » ou des « opinions automatiques ». Ce type d’opinion permet un phénomène assez intéressant : nos actions concrètes et nos convictions peuvent se révéler tout à fait contradictoires à certaines de nos opinions (révélant ainsi qu’elles sont « automatiques » et que, si nous prenions la peine d’y réfléchir, nous n’y adhérions probablement pas). Ainsi, telle personne peut avancer qu’on ne doit pas juger la personnalité sur les apparences et sur les stéréotypes mais, étant quelqu’un de prude, elle se moque et juge la personnalité des jeunes filles trop peu habillées par exemple. Dans ce cas, l’opinion selon laquelle « on ne doit pas juger la personnalité sur les apparences » peut être en réalité un principe gravé par l’éducation morale mais aucunement assumé et pratiqué par l’individu.

À partir de ce point, ce que j’avance est quelque peu ambitieux et plusieurs seront sans doute en désaccord. Mais tant mieux : pour être honnête, c'est dans ces cas que je prends le plus plaisir à écrire! Il y a une « opinion automatique » à laquelle tout le monde adhère, à un point tel qu’il n’y a pas de controverse et qu’il est donc presque impossible de la remettre en question. Ce qui est intéressant, c’est que le phénomène décrit plus haut se produit avec cette fameuse opinion : tout le monde la contredit par leurs attitudes, leurs convictions et leurs actions. Quelle est donc cette puissante supercherie? L’idée que nous devrions aider les pays les plus démunis de manière à ce que le confort de leur population se rapproche le plus possible du « nôtre » (principalement les pays Nord-Américains et Européens). L’opinion que « nos » pays riches (je prends en considération que vous, lecteurs, possédez un ordinateur et du temps pour lire cet article, et donc que vous en faites parti…) sont trop riches et que la situation économique mondiale devrait être plus équilibrée. Nous avons tous déjà été confrontés à des statistiques qui dénoncent les injustices mondiales (« Tel pourcentage de la richesse mondiale appartient uniquement aux dix pays les plus riches du monde » « Tel personne possède le P.I.B. de tel pays », etc.). Ce type de statistique est en effet impressionnant et provocateur : avouons que l’idée qu’une seule personne puisse posséder plusieurs milliards de dollars et les garder uniquement pour ses propres intérêts est assez difficilement concevable! Pourtant, en termes purement économiques et mathématiques, proportionnellement, vous-même gardez votre argent pour vos propres intérêts et représentez sans doute cet individu milliardaire par rapport à plusieurs autres milliers de personnes...


L’idée ici n’est pas de dire qu’il n’existe pas d’inégalités ou que ces inégalités ne doivent pas être considérées injustes, ce serait absurde (l’idée de « justice » est, après tout, intimement liée à celle d’égalité). L’idée n’est pas non plus de dire que concrètement, avec vos actions, vous n’avez rien à faire des personnes plus démunies et qu’elles ne vous importent aucunement. Pourquoi? Parce qu'après tout, soyez honnêtes : vous le savez déjà! En effet, le mieux que certaines personnes accomplissent est peut-être de donner un peu d’argent à des œuvres de charité, mais nous savons tous que notre « routine » et nos préoccupations personnelles n’ont en général rien à voir avec l’aide internationale. Certaines personnes plus rares font un voyage d’aide humanitaire, mais il s’agit plus souvent d’une « expérience de voyage » qui se transforme très rarement en vocation. Non, l’idée est plutôt de dire que les principes qui rendent ces inégalités possibles sont à la base du fonctionnement de notre société et ont pénétré notre mentalité (au-delà de l’économie) à un point tel… que très rares sont ceux et celles qui voudraient s’en débarrasser, même au prix des inégalités internationales. Bref, au-delà de votre « opinion automatique », si vous vous attardiez sérieusement au sujet autrement qu'en répondant par pur réflexe, si un choix concret devait réellement être fait (et il l’est sans doute plus souvent que nous le croyons), je paris que vous souhaiteriez volontairement ces inégalités. Ouf, hard n’est-ce pas?

Qu’il soit question de salaire, de services ou de produits de consommations, nous en voulons toujours davantage pour notre usage personnel et ce indépendamment (voir au dépend) des ressources disponibles pour le groupe, soit souvent la société (c’est à cette attitude que l’on fait habituellement référence lorsqu’on parle de la montée de « l’individualisme »). Pensons aux syndicats : aujourd’hui, ces associations sont beaucoup critiquées puisqu’aux yeux de la société, elles semblent davantage exiger des caprices que des nécessités (contrairement à ce dont il était question à l’époque de leur naissance). Le même principe s’applique pour de nombreuses (non pas toutes!) manifestations et grèves : nous voulons retirer le maximum de ce que nous pouvons retirer du point de vue de « notre rôle », « de l’intérieur », indépendamment du bien de la société et de son regard (bien que quelques fois, ces causes prétendent hypocritement servir le bien de la société, camouflant l'égoïsme de la véritable motivation). On trouvera donc peu surprenant qu'il en aille de même pour notre rôle en tant que nation dans les interactions internationales.

« Se contenter du nécessaire » : voilà l’attitude ou la mentalité qu’exigerait l’égalité internationale considérant la disponibilité réelle des ressources économiques et naturelles! Une attitude non seulement que nous n’avons pas, évidement, mais surtout que nous ne voulons pas. Cruel comme auto-examen vous dîtes ? Mais bon, une fois de plus, soyons honnête : définir le « nécessaire » dans cette maxime serait tout un défi de société! Serait-il définit en terme de salaire? De biens? De services? Ou même de libertés? Ou un peu de tout? Un tel défi serait difficile, certes, mais tout de même réalisable (même s’il exigerait une définition inévitablement arbitraire). Or, le fonctionnement économique et la mentalité de nos « sociétés riches » ne nous laisse même pas l’occasion de relever ce défi puisqu’ils poussent la notion même de « nécessaire » à l’absurde, l’augmentant toujours dès qu’elle est atteinte, qu’il s’agisse d’acquisitions ou de confort en général (mentalité commanditée par le monde de la pub!). Voitures, cellulaires et lecteurs DVD : caprices ou nécessités? On ne sait plus… Notre ami Diogène le cynique ne serait pas fier de nous! Je ne dis pas ici que ces principes de vie sont mauvais : à vous d’en juger. Après tout, c’est sans doute grâce à des principes du genre que la technologie ne cesse de se dépasser! En effet, c’est souvent (toujours?) grâce à l'intérêt économique des nouvelles technologies que les créateurs obtiennent des fonds pour la recherche et le développement. Ce que j’avance, c’est que cette mentalité est incompatible avec une égalité internationale, voire simplement une importante réduction des inégalités… et que nous y tenons, même en ayant conscience des résultats.

Autre exemple récurent de l’augmentation sans limites du « nécessaire » : une compagnie privée produit d’importants bénéfices. Que fait-elle ? Elle les réinvestit souvent dans des gadgets pour améliorer son « image » ou le confort de ses clients. Puis, avec le temps, ces gadgets deviendront tranquillement des « standards » et de nouveaux émergeront. Avec un peu de recul, les fameuses portes automatiques aujourd’hui si courantes ne peuvent-elles pas être considérées comme le summum de la lâcheté et du caprice? Mais la compagnie n’a pas besoin d’être « privée » : qui n’aimerait pas que notre système de transport en commun réinvestisse dans des bancs/fauteuils rembourrés plus confortables? En fait, nous pointons du doigt sans arrêt des cas où une somme astronomique d’argent est utilisée pour des projets superficiels alors qu’elle pourrait l’être pour des projets plus nobles d’aide internationale. Pour ne citer qu'un cas, puisque nous parlons de somme « astronomique », le voyage de Guy Laliberté, ça vous dit quelque chose? Mais voilà la question à un million de dollars : pourquoi, malgré ces dénonciations récurrentes, les phénomènes qui causent les inégalités économiques et la pauvreté se perpétuent, voire s’empirent? Bien que plusieurs individus aiment s’imaginer des cornes sur la tête des chefs d’entreprise, principalement des multinationales, en réalité, aucun humain ne peut être insensible à ces documentaires ou à ces émissions chocs qui prennent pour objet les pays les plus démunis. Pourquoi ce phénomène se présente-t-il à nous comme une sorte d’engrenage irréversible que personne ne semble pouvoir contrôler? Voilà la réponse que j’essaie d’esquisser maladroitement ici : parce qu’en réalité, « les autres » qui prennent ces décisions et que tout le monde accuse, ce sont nous, les accusateurs. Au-delà de votre opinion-réflexe, vous ne voulez pas vraiment aider les peuples les plus pauvres, cela se reflète non seulement par vos actions, mais aussi par votre mentalité : vous ne tenez qu’à vous. Aïe! Cette affirmation ne passe pas très bien, n’est-ce pas? Pourtant, prenez la peine de la relire et réalisez à quel point elle est, en réalité, …neutre! C’est encore une fois notre « opinion réflexe » qui tend à l’interpréter comme un reproche. Nous pouvons porter des jugements, certes, mais ici, lorsque je dis « vous ne pensez qu’à vous », je l’avance davantage dans l’esprit d’un constat.


Bref, les ressources naturelles et économiques mondiales, réparties de manière égale, ne pourraient nous permettre de vivre dans les conditions avantageuses où nous vivons présentement. Or, nous ne désirons pas abandonner ce confort, ni surtout les principes de l’individualisme et du libéralisme qui nous permettent d’en espérer toujours davantage et d’être récompensés relativement à notre implication dans le système économique. Nous ne voulons pas abandonner le rêve de nous procurer un jour des caprices comme un écran HD, un Spa, un nouveau système de son, de nouveaux électroménagers, un nouveau cellulaire, un plus grand logement, un nouvel appareil photo, une nouvelle voiture, etc. Si nous avons l’impression que nous ne pouvons rien faire pour corriger les inégalités internationales et que notre monde est régit par un système semblable à une machine qui, une fois démarrée, ne peut plus s’arrêter, c’est que nous nous mentons. Lorsque nous croyons que nous ne pouvons pas changer les structures sociaux-économiques qui causent les inégalités sur le plan international, c’est parce que notre opinion réflexe (ou automatique) refuse d’admettre qu’en réalité, nous ne voulons pas le changer. Pour ceux et celles qui seraient choqués par cette interprétation, ne vous inquiétez pas, je ne vous interdis pas de garder espoir : ce qui est merveilleux avec les opinions, c’est qu’elles peuvent se modifier!