Défendre notre droit... aux malheurs?
Qui n’a pas déjà relativisé son propre malheur ou celui des autres? « Bon sang, arrêtes de te plaindre! Penses aux haïtiens, à ce qu’ils doivent endurer, eux! ». Il s’agit là de l’exemple du moment, mais en général, on aime bien faire référence aux Africains et aux Chinois… Ah ces Africains et ces Chinois, leur stéréotype est toujours là pour nous remonter le moral dans de telles situations! Il y a une raison pour laquelle nous relativisons ainsi nos malheurs ou ceux des autres : une foule de conséquences psychologiquement bénéfiques peuvent émerger de cette opération. Par exemple, le simple fait de se considérer « chanceux » plutôt que « malchanceux » peut s’avérer une forme de consolation en soi, puis parfois même une forme de motivation et d’énergie. En résumé, lorsque certains problèmes, tâches ou épreuves nous apparaissent comme des montagnes, la relativisation nous permet de prendre conscience que pour d’autres personnes, ces montagnes se voudraient en réalité de toutes petites mottes de terre. Mais il y a parfois un piège derrière cette méthode apparemment cohérente : vous n’êtes pas ces autres personnes, l’expression « en réalité » de la phrase précédente est biaisée, inapplicable. Bien sûr, je ne souhaite pas ici nier totalement les aspects positifs de ce type de relativisation, mais comme je me plais à le faire habituellement, je compte toutefois montrer que dans certains cas (fréquents), cette opération possède malgré tout son « autre côté de la médaille ». Et comment la relativisation pourrait-elle s’avérer négative pour quelqu’un, me demanderez-vous? Lorsqu’elle a pour but de nier injustement ce que nous pourrions appeler notre « droit aux malheurs ».


La notion de « droit aux malheurs » peut sembler absurde, voire fataliste ou pessimiste. Or il n’en est rien : il me semble juste d’affirmer que tout être humain voulant se développer et s’épanouir en société fera éventuellement face à des difficultés et à des épreuves, qu’elles soient émotives, professionnelles, familiales, physiques, morales, matérielles, scolaires, etc. Considérer certains de ces malheurs comme étant bels et biens des malheurs, voilà ce que j’entends par « droit aux malheurs », voilà ce que la relativisation nie parfois injustement lorsque employée d’une certaine manière. Vous avez perdu votre appareil photo professionnel que vous veniez tout juste de vous acheter grâce à vos économies? Vous vous en plaignez? Que répondre à quelqu’un qui dit que vous n’avez pas à vous plaindre en vous comparant aux petites Chinoises qui travaillent 16 heures par jour que vous avez vu dans un documentaire la veille? Que répondre si on vous disait qu’elles devraient travailler toute une vie pour obtenir ce type d’appareil? « Ouais, c’est vrai au fond… » …Toujours est-il que vous trouverez l’événement très déplaisant.

L’idée est de faire réaliser qu’il n’est pas ridicule d’interpréter certains évènements comme étant des malheurs, d’en souffrir et de s’en plaindre même si d’autres individus vivent des évènements pouvant apparaître biens pires. Nous n’avons pas choisis, par exemple, d’être nés dans un pays qui vit dans l’abondance matérielle et qui jouit d’une liberté d’expression particulière (du moins si nous le comparons à d’autres) : il serait malsain de trop culpabiliser pour cette raison. Bien sûr, l’idée n’est pas de se déresponsabiliser de tout malheur extérieur et de l’ignorer, il ne faut pas non plus tomber dans l’autre extrême. Toutefois, c’est en grandissant dans ce pays que nous avons construit nos notions de bonheur et de malheur, de bien et de mal, de juste et d’injuste, et c’est donc relativement à ces constructions que nous les « ressentons », que nous jugeons qu’ils se réalisent ou non dépendant des situations.

Lorsque la relativisation nie ce que j’ai appelé notre « droit aux malheurs », elle le fait en posant indirectement l’analogie mathématique suivante : Si tel humain X est capable d’endurer régulièrement un malheur Y d’une valeur de 180 « points de souffrance », et bien toi, humain X², tu n’as pas le droit de te plaindre d’un malheur Z d’une valeur d’à peine 50 « points de souffrance ». Ici, on pose que les deux « X » sont des humains et qu’ils sont ainsi, en un certain sens, des « constantes », qu’ils ont une valeur identique. Or, dans ce type d’analogie, il ne saurait y avoir de constante « être humain » : « X » est une variable pouvant représenter une infinité de personnalités, influencées par la culture, l’éducation, la famille, bref construites à partir de passés uniques. Car c’est bien notre « personnalité » qui donne une valeur particulière aux événements, pas notre « humanité » : c’est l’avare qui trouve la perte d’argent atroce et le compétitif qui trouve la défaite insupportable. Or, étant tous une de ces « variables », personne n’est en position de poser l’échelle objective des « points de souffrance ». Même si nous arrivions à mettre de côté les « personnalités excessives », il resterait difficile de décider objectivement ce que vaut une peine d’amour par rapport à une pauvreté financière importante. Et un bras dans le plâtre par rapport à l’échec d’un test de qualification qui aurait permis de réaliser un rêve? Et même si on reste sur le même plan (physique par exemple), un important mal de dent par rapport à une grosse coupure?

En fait, si nous poussons la logique interne de ce type de relativisation jusqu’au bout, nous pouvons en arriver au principe suivant : « Tant qu’une personne est victime de plus de malheurs que toi et qu’elle vit régulièrement avec ces malheurs, tu n’es pas légitimé de te plaindre sur tes propres malheurs ». Or, en suivant ce principe au pied de la lettre, la seule personne légitimée de se plaindre serait… LA personne la plus malheureuse au monde. Or, encore une fois, vue l’impossibilité d’une échelle objective des « points de souffrance », cette personne ne pourrait tout simplement pas être identifiée.

Mais cessons d’être uniquement analytiques et revenons au monde tel que nous le connaissons... Malgré l’impossibilité d’une telle échelle objective, par expérience personnelle, nous nous devons de concéder le point suivant : certaines personnes (incluant nous-même) semblent parfois se plaindre « trop » proportionnellement à la « gravité réelle » des évènements, et ce malgré l’impossibilité purement analytique de définir ce qu’est une « gravité réelle ». Si une personne est de très mauvais humeur, maudit sa malchance et sa vie parce qu’il ne reste plus de fromage dans son réfrigérateur, une petite relativisation peut être de mise. Mais comme je l’ai mentionné, sans fondement de ce qu’est une « gravité réelle », sans une possibilité « d’échelle objective des points de souffrance », comment peut-on alors distinguer les usages légitimes d'une relativisation des usage illégitimes? Car c’est bien ce que je semble tenter d’exprimer ici : que dans certains cas, la relativisation est légitime, mais pas dans tous les cas. L’exemple du fromage est un cas facile, mais ce ne sont pas tous les cas qui sont aussi simples.



Est-il possible de poser un critère permettant de distinguer les relativisations légitimes des relativisations illégitimes? Si oui, ce critère ne pourrait pas dépendre de la « mesure » de la gravité des deux situations comparées : nous avons montré que cela impliquerait une « échelle objective des points de malheur » qui elle est impossible. Je ne prétends pas pouvoir fournir un critère absolu, car il s’agit là principalement d’une question de jugement personnel, de cas par cas, mais à mon avis, pour établir un tel critère, nous devrions nous baser sur l’intention, sur la raison pour laquelle la relativisation est énoncée, sur la manière dont elle est énoncée. Comme mentionné brièvement au début de l’article, la relativisation des malheurs est bénéfique lorsqu’elle a pour effet de nous encourager, lorsqu’elle nous rappelle que « la vie continue », lorsqu’elle nous permet de nous considérer « chanceux » sous un certain angle malgré la malchance passagère. Or, cette même relativisation (en apparence) est parfois employée pour donner l’impression à un sujet qu’il n’a pas le droit de se plaindre de sa situation, que ses plaintes sont illégitimes, voire ridicules : c’est ces cas que, selon moi, nous devrions de limiter et détecter, en vue de défendre... notre « droit aux malheurs ».