L'hypocrisie démocratique
Si vous suivez un peu les actualités, vous savez qu’il y a quelques semaines, le Canada a reçu le « prix fossile » à Copenhague, c’est-à-dire une sorte de prix citron (on le gagne en étant mauvais/désagréable) en matière d’initiatives écologiques. Pourtant, comme j’en avais parlé dans le premier article de ce blogue, il n’est maintenant pas difficile de constater que la majorité des citoyens est rendue écolo, du moins en partie. Ainsi, qui autour de vous s’est sentis « citoyen canadien » lorsque ce prix a été décerné? Pas grand monde sans doute. Étrangement, nous sommes bel et bien citoyens de ce pays et nous vivons dans un régime démocratique : le gouvernement est supposé représenter le peuple, ses idées et ses intérêts.

Bon, vous allez me dire que le Québec constitue un cas particulier dans le Canada, et vous avez raison. Mais cette relation de « non-fierté » que nous entretenons avec notre Premier ministre fédéral ne se produit-elle pas aussi souvent avec notre Premier ministre provincial? Celui-ci n’est-il pas souvent présenté comme un sujet de moquerie et très rarement Justifierprésenté comme un idéal? Ne critiquons-nous pas plus souvent ses décisions que nous les acclamons? Et pourtant, cette fois, c’est bien nous, les Québécois, qui l’avons élu. Même pour ce qui est du Canada, plusieurs Canadiens anglais sont eux aussi en désaccord avec certaines décisions de leur Premier ministre fédéral. Par exemple, le 28 octobre dernier, 37 villes canadiennes ont manifesté simultanément contre l’implication militaire du Canada en Afghanistan. Ces Canadiens se sentaient-ils bien représentés? J’en doute. Et seriez-vous surpris si je vous disais que ces manifestations n’ont absolument rien changé à la décision officielle, et ce même si nous vivons dans un pays démocratique? Évidemment que non, vous ne seriez pas surpris! Nous avons de la difficulté à imaginer qu’après une manifestation publique, aussi massive soit-elle, le dirigeant d’un pays démocratique dise « Bon bon, O.K., comme vous voulez! Suffisait de le dire! S’il y a quoi que ce soit d’autre, faîtes-moi le savoir et c’est tiguidou! ».

Nous voyons en la démocratie un système politique idéal que nous sommes prêts à défendre, voire même à imposer à d’autres nations. Nous pensons qu’un peuple ne peut se réaliser qu’à travers ce système politique précis. C’est possiblement dans cet esprit que notre Premier ministre fédéral a annoncé au début du mois de décembre 2009 qu’il allait investir autour de 70M$ dans un programme de promotion de la démocratie, et nous savons que les États-Unis possèdent eux aussi un « programme » spécial qui va dans cette direction… Mais la démocratie nous donne-t-elle autant de liberté et de choix que sa prétention nous le murmure gentiment à l’oreille? Pour reprendre son étymologie bien connue, dans quelle mesure le dêmos a-t-il droit au krátos?

Si on s’entend pour dire que la liberté d’expression est une chose distincte de la démocratie et qu’elle pourrait persister dans un autre système politique, concrètement, quel est le « pouvoir » du citoyen? Il consiste à… faire un « X » à chaque quatre ans. Voilà. Ensuite, tout le monde peut avoir le sentiment que les engrenages fonctionnent d’eux-mêmes et que leur pouvoir individuel a disparu. Le leader en question peut ou non respecter les promesses qu’il a fait, il peut ou non modifier le plan qu’il a présenté, tout comme il peut faire entrer de nouveaux éléments dans son plan. En un sens, c’est une chose nécessaire car l’on doit s’adapter aux circonstances. Mais une véritable démocratie n’impliquerait-elle pas la consultation du peuple pour les décisions importantes? Et si, en plus de voter pour un député, en plus de faire notre fameux « X », nous pouvions aussi voter pour des idées? Imaginez une section « pour ou contre » sur le bulletin de vote (ou avec une échelle d’appréciation de 1 à 5) qui nous permettrait de donner notre avis sur une vingtaine de projets ou de lois proposées par… tous les partis politiques! Avec un tel système, nous nous rapprocherions d’une démocratie dans laquelle l’expression « pouvoir au peuple » a du sens! Avec Internet, des référendums pourraient avoir lieu bien plus fréquemment qu'à chaque 4 ans. L’idée n’est pas tant utopique : cela se rapproche de ce qui se passe en Suisse où le peuple a le droit permanent de créer un référendum sur une décision prise par le parti au pouvoir et peut même officiellement en suggérer de nouvelles.

Car lorsqu’on y pense, concrètement, sommes-nous en accord ou en désaccord avec les personnes elles-mêmes, quoi qu’elles décident, ou plutôt avec leurs idées? Ne peut-on pas avoir plusieurs opinions en commun avec une personne, mais différer d’avis sur un point? Pour faire une analogie, diriez-vous à quelqu’un qui vous est proche : « puisque tu m’as convaincu cette semaine, pendant 4 ans, je suis d’accord avec toi peu importe ce que tu dis et ce que tu fais! »? Que cet exemple soit appliqué à un couple, à une famille ou à des ami(e)s, quelque chose me dit que cette formule ne serait pas gagnante… Et pourtant, dans la démocratie, c’est un peu ce type d’entente que nous avons avec notre gouvernement, ce qui crée des sources incroyables d’insatisfaction.

En plus du problème décrit plus haut, il y a une raison simplement mathématique pour expliquer que peu de personnes s’associent totalement à nos dirigeants. En moyenne, le taux de participation est d’environ 70% aux élections provinciales, 45% aux municipales et de 60% aux fédérales. Pour faire notre calcul, prenons le cas des élections fédérales puisqu’il s’agit ni du taux le plus haut, ni du plus bas. Pour qu’un parti soit élu majoritaire il doit avoir plus de 50% des voix… ce qui arrive très rarement. Par exemple, aux dernières élections fédérales en 2008, le Parti Conservateur a reçu environ 38% des voix. Cela signifie que 38% de 60% de la population (donc environ 23% de la population) a voté pour notre Premier ministre actuel (ou plutôt pour un député qui lui est associé, ce qui complique la chose). Cela n’inclue évidement pas les personnes en dessous de 18 ans : si on souhaitait être exacte, on enlèverait donc environ 20% , ce qui nous donnerait 18,4% de la population canadienne. Mais bon, pour être franc, je n’aime pas tant les statistiques : contrairement à leur prétention, elles expriment plus souvent des points de vue que des faits. Mais avouons que lorsqu’il est question d’élections, il est difficile de ne pas y recourir! De toute façon, parmi ces 18% de Canadiens, quelle proportion connaît réellement les intentions officielles ou réelles du parti?

Après tout, les campagnes électorales ressemblent surtout à des campagnes de publicité dans lesquelles on tente de vendre un produit en jouant sur le subconscient et la manipulation. En effet, durant cette période, à chaque coin de rue (de manière étrangement abusive, vous constaterez vous-mêmes!), on retrouve des affiches avec le visage du député de l’arrondissement ou du chef du parti avec un court slogan, ou simplement « Votez X » ou « Votez Y ». Puis, lorsque les partis ont l’occasion de s’exprimer davantage, ils choisissent souvent de... rabaisser leurs adversaires. Il est rare qu’un parti s’exprime publiquement en disant « Vous savez, l’idée X de cet autre parti, nous n’avions pas vraiment envisagé le problème de cette manière et ce n’est donc pas vraiment dans notre plan… mais c’est une perspective et une solution très brillante! Chapeau! ». La compétition a ses bons côtés, mais avec cette forme de campagne, l’idée n’est pas de juger de la qualité des plans « adverses » : c’est d’argumenter dans l’autre direction pour convaincre qu’ils sont mauvais. Au fond, il s’agit tous des citoyens du même pays ou de la même province, qui font face aux même problèmes!

Je vais être provocateur, mais considérant tous les points énumérés plus haut, ne pourrions-nous pas considérer que notre démocratie, en dessous de sa parure d’idées nobles, n’est pas si loin… d’une dictature? …Dans laquelle on inclurait toutefois la liberté d’expression, nuance importante si l’on souhaite distinguer notre « dictature démocratique » des nombreuses dictatures qu’a connu l’histoire! Mais malgré le caractère péjoratif du mot « dictature », la vraie question est de savoir si cette « dictature »... est nécessairement un mauvais système politique. Ouf! N’est-ce pas là une idée encore plus provocatrice? Pourtant, la question se pose : la masse est-elle réellement la mieux placée pour prendre des décisions politiques? Nous avons aujourd’hui tellement foi en la démocratie et en ses principes que nous n’osons plus poser cette question. La démocratie s’est présentée comme salvatrice face aux injustices jadis commises par la monarchie. Pour cette raison, l’esprit populaire a associé ces systèmes politiques à une opposition « bien » V.S. « mal » dans laquelle la démocratie incarne le bien. Toutefois, s’il y a bien une caractéristique de la sagesse, c’est de réaliser que les oppositions entre le bien et le mal sont rarement aussi simples qu’elles nous apparaissent et qu’elles peuvent se modifier avec le temps…

Lorsqu’il est question de prendre des décisions, un petit nombre de personnes qui entretiennent un point de vue d’ensemble sur la société ne peut-il pas être plus efficace qu’une masse innombrable de personnes qui ont chacun leur petit point de vue individuel? Si chacun cherche son bonheur individuel mais que certains de ces bonheurs ne sont pas conciliables, qui est le mieux placé pour prendre la « meilleure décision »? Une des deux personnes en conflit ou une personne extérieure qui les observe? Pour prendre un exemple économique fictif, imaginons que nous avons un budget gouvernemental de 100M$ et que la santé demande 40M$, l’éducation 40M$, les transports 20M$, les programmes écologiques 10M$, l’industrie du bois 20M$, l’entretient des routes 10M$, les relations internationales 10M$, etc. Qui est le mieux placé pour prendre la décision concernant la distribution budgétaire? Les médecins? Les professeurs et les étudiants? Les chauffeurs d’autobus? Les groupes écologiques? Les commerçant de bois? Les travailleurs de la route? Les diplomates? etc. Est-ce si intolérable et absurde de répondre « aucune de ces réponses »?

Non, pas vraiment, mais une fois que la démocratie est implantée, il est difficile de voir comment elle pourrait céder à un autre système politique qui n’impliquerait pas le droit de vote : cela exigerait que la majorité des citoyens vote… pour abolir leur droit de vote! Ainsi, si les dirigeants d’une société démocratique constatent que le peuple n’est pas toujours le mieux placé pour décider, il se doit de déguiser les aspects tyranniques nécessaires à un bon gouvernement en aspects démocratiques par tous les moyens possibles… L’idée ici n’est pas de paranoyer ou de crier à une sorte de complot, mais simplement de remettre en question l’idéal démocratique. Qui sait, peut-être que si nous prenions conscience et assumions l’hypocrisie de ce système politique, que si nous comprenions la différence entre ce qu’il prétend être dans l’esprit populaire et ce qu’il est réellement, peut-être aurions-nous plus de chances de l’améliorer! Et peut-être serions-nous moins naïvement surpris à chaque fois qu’un parti politique ne respecte pas ses promesses ou prend une décision qui ne concorde pas avec nos intérêts...

De toute façon, avec moi, c’est pas compliqué : aux prochaines élections, je vote pour le premier parti qui prend le budget alloué à la conception, à la fabrication et à l’installation des pancartes électorales, puis qui fait une loterie avec pour ses électeurs. Pas d’hypocrisie : au moins, ce scandale-là, il serait public en partant!